Depuis 2015, la Banque centrale européenne (BCE) a pris conscience de l’urgence climatique et de l’impact de sa politique monétaire sur l’environnement. Malgré les rapports et les études, aucune mesure concrète n’a été prise. Pour quelle raison ?
« La prise en compte du changement climatique par l’Eurosystème n’est ni un abus de mission, ni une simple conviction militante ou une mode, c’est un impératif », expliquait en 2021 François Villeroy de Galhau, actuel gouverneur de la Banque de France. Six ans auparavant, il tenait un tout autre discours. « Ne nous trompons pas sur la nature de la politique monétaire. Elle doit permettre d’atteindre des objectifs macroéconomiques, plutôt que des objectifs spécifiques liés à tel ou tel secteur. [Elle] ne vise donc pas à promouvoir certains types d’actifs plutôt que d’autres, mais simplement à libérer les capacités de financement de l’économie. »
La lutte contre le changement climatique n’a jamais été perçue comme un acquis au sein des banques centrales. La BCE, qui doit coordonner les 20 banques nationales des pays appartenant à la zone euro, a été avant-gardiste sur les questions climatiques. Plusieurs discours de hauts-fonctionnaires de l’institution sur les risques climatiques ont d’ailleurs marqué l’histoire de la banque centrale. « En présence de défaillances de marché, la neutralité de marché peut ne pas représenter le principe adéquat pour une banque centrale quand le marché lui-même n’aboutit pas à des résultats efficients », affirmait en 2020 la responsable des opérations de marché et membre du directoire de la BCE, Isabel Schnabel. Une déclaration qui laissait à penser qu’un changement radical dans la prise de position de l’institution allait advenir en termes de climat. À l’époque, la BCE essayait d’être aussi neutre que possible. La neutralité de l’institution implique d’acheter des actifs financiers qui sont sur les marchés, sans discriminer les secteurs d’activités des acteurs concernés. La fixation de cet objectif s’est faite en dépit de la question climatique puisque les achats d’actifs se sont fait en faveur des grandes entreprises, y compris les entreprises de combustibles fossiles. Cela s’est traduit par une grande quantité d’entreprises polluantes dans le portefeuille de la BCE.
Monnaie et écologie, une prise de conscience tardive
La BCE est l’institution qui, à l’échelle européenne, est la seule à pouvoir émettre de la monnaie centrale. La prise de conscience de la banque centrale en matière climatique a pris du temps à émerger il y a dix ans. « Le déclic, c’est le discours de 2015 de l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney », explique Nicolas Dufrêne, économiste et co-auteur du livre Pour une monnaie écologique. « En réalité, il y avait bien d’autres économistes qui en avaient parlé bien avant ça. Gaël Giraud faisait partie des économistes qui parlaient de ce problème là au le moment de la crise financière en 2008. » Il ajoute que « la prise de conscience par les banques centrales a été quand même très tardive ». Depuis 2015 et l’arrivée de Christine Lagarde à la tête de la BCE en 2019, l’institution a commencé à considérer les impacts du changement climatique sur la finance. Les premières années ont annoncé la couleur de son mandat : il vire au vert. En 2023, l’inflation a fait que la question climatique est repassée au second plan.
À ce jour, deux types de risques ont été identifiés. D’abord, les risques physiques, ceux résultant des dommages directement causés par les phénomènes météorologiques et climatiques. Le changement climatique peut, en effet, avoir une incidence directe sur l’inflation, notamment, lorsque des inondations ou des sécheresses à répétition détruisent les cultures et font augmenter les prix des produits alimentaires. Viennent ensuite les risques de transition, ceux résultant des effets de la mise en place d’un modèle économique faible en carbone en réorientant, par exemple, les flux de capitaux vers des investissements durables. Ce changement de modèle plus coûteux pourrait, s’il est trop brusque, bousculer les acteurs financiers.
Plusieurs études ont montré le manque de prise en compte de l’impact climatique dans la politique monétaire de l’institution. D’après une étude du Grantham Institute Research et de la London School of Economics (LSE), les achats d’obligations (morceau de dette émis par une entreprise, une collectivité territoriale ou un État) réalisées par la BCE, ont été effectués au profit d’entreprises auxquelles peuvent être attribuées 59 % des émissions de gaz à effet de serre. « Cette étude fait partie des publications qui ont forcé l’institution à prendre des mesures », affirme un salarié de la BCE. Il ajoute qu’après cette série de publications, de nombreux députés européens ont commencé à questionner la politique monétaire de la BCE. L’institution financière, responsable devant le Parlement européen, se doit de répondre aux questions des élus. « En 2021, un ensemble de mesures ont été prises et, depuis, son portefeuille de la BCE a significativement changé. Il a été décidé de le verdir, pour réduire son exposition au secteur très polluant, puisqu’il présenterait des risques d’un point de vue climatique », poursuit ce salarié qui a vu les choses de l’intérieur.
Une politique monétaire « plante verte » ?
Un problème économique
Le climat n’attend pas. Pour réfléchir plus rapidement à la meilleure façon de pallier la crise environnementale, des groupes de réflexions internes et une coopération entre banques centrales ont été initiés. Encouragé par les banques nationales des Pays-Bas et de France, Le Network for Greening the Financial System (NGFS) est un réseau de 134 banques centrales, créé en 2017, pour accélérer les travaux sur les risques climatiques et environnementaux et sur le renforcement de la finance verte. Ce groupe informel, reposant sur la base du volontariat, permet de réfléchir au type de politique monétaire qui pourrait être engagée en faveur du climat. « Plusieurs rapports sur les risques physiques doivent normalement être publiés début juin », explique, enthousiaste, Nicolas*, fonctionnaire de la Banque de France et travaillant pour le NGFS. Seulement, plusieurs économistes en pointent les limites. « Je pense que l’efficacité de la BCE dans sa contribution à la transition écologique dépend de la disponibilité de données fiables et d’outils permettant d’évaluer et de gérer avec précision les risques liés au climat », renseigne Justina Petronė, économiste au sein de la Banque de Lituanie. « Actuellement, il n’y a pas de données exhaustives, normalisées et transparentes sur la manière exacte dont le changement climatique affecte les prévisions économiques et la stabilité des prix. »
Plusieurs types d’actions ont été envisagés. En juillet 2022, la BCE a annoncé qu’elle mettrait à jour son cadre de collatéraux (Eurosystem Collateral Framework) afin d’y intégrer des considérations climatiques. En d’autres termes, elle a modifié sa politique de collatéral, c’est-à-dire la qualité des actifs qu’elle exige d’une banque commerciale en garantie du prêt qu’elle lui octroie. Les banques disposent de différentes ressources pour financer leurs opérations : dépôts bancaires, crédits auprès d’autres institutions, émissions de titres de dette et d’actions. Parmi ces crédits, figurent des prêts interbancaires et des prêts de la banque centrale (ou opérations de refinancement). Ces derniers sont garanties par un collatéral. Il en ressort que les banques commerciales doivent disposer d’actifs en quantité et de qualité suffisantes si elles veulent avoir accès à ces opérations de refinancement. Si la BCE n’acceptait que des collatéraux verts et imposait une décote aux acteurs polluants, cela pourrait avoir un impact significatif. « Ça serait un outil très puissant car les banques qui ont besoin de se refinancer auprès de la banque centrale seraient beaucoup moins incitées à acheter des titres de Total, puisque moins avantageux », insiste Nicolas Dufrêne. Une solution qui ne demanderait pas une révision du mandat de la BCE, mais qui n’est pas encore effective.
L’économiste, Jézabel Couppey-Soubeyran, identifie deux types d’actions que les banques centrales pourraient engager. D’une part, les options vert clair, celles que la BCE pourraient mettre en place sans remise en cause son mandat. De l’autre, les options vert vif, qui, elles, ne tiennent pas compte de la feuille de route de l’institution. « La BCE pourrait financer directement les dépenses publiques nécessaires à la transition écologique et ce sans s’endetter auprès de l’institution », affirme-t-elle. « Les États emprunteraient de quoi financer les investissements prévus, par exemple dans le cadre du Green Deal ou du pacte vert européen. » Cette solution n’est pas envisagée par la BCE car cela reviendrait à remettre en cause l’article 123 du TFUE qui interdit à la banque centrale de financer directement les États. « Je pense qu’il faudrait vraiment qu’on aille vers des options vert bien marqué. On est pour le moment dans des options très, très vert clair », ajoute l’économiste, avec un brin de déception. En interne, le constat est presque similaire. « Nous on ne va pas au rythme des ONG, des universitaires, mais leurs critiques sont constructives », argue Marc*, chercheur au sein de la Banque de France, avant d’ajouter « on n’ira jamais assez vite pour le changement climatique. »
Une question de mandat
Comme toute banque centrale, la BCE doit respecter un mandat qui définit sa ligne de conduite. Elle doit donc adapter sa politique monétaire en fonction de ses obligations. Son objectif prioritaire, fixé par l’article 127 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), est de maintenir le niveau d’inflation à 2%. Seulement, cette obligation empêche la mise en place d’autres objectifs qui, pourtant, peuvent apparaître comme urgents. Plusieurs personnalités politiques et économiques ont donc proposé d’introduire des « objectifs secondaires » comme le combat contre le changement climatique. L’article Vers une politique plus « verte », rédigé en 2021 par Franck Elderson, juriste et banquier central néerlandais, résume cette idée. Il y explique que « les traités ont conféré à la BCE l’obligation – parfois négligée – d’apporter son « soutien aux politiques économiques générales dans l’Union », sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix. Selon le droit de l’UE, elle doit notamment contribuer au « développement durable de l’Europe fondé sur […] un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement » », soutient-il. Certains États soutiennent la nécessaire modification des règles de fonctionnement de la BCE. Le président de la République française, Emmanuel Macron, a assuré dans son discours à la Sorbonne du 25 avril qu’ « on ne peut pas avoir une politique monétaire dont le seul objectif est un objectif d’inflation. Nous dévons lever le débat théorique et politique de savoir comment intégrer dans les objectifs de la BCE au moins un objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation pour nos économies. » Seulement, la BCE, et les banques nationales sous sa coupe, restent sceptiques à l’idée d’engager des politiques « trop hâtives » de peur de perturber l’économie européenne.
Depuis les accords de Kingston en 1976, la valeur de la monnaie est devenue dépendante des échanges qui s’opèrent sur le marché monétaire. En d’autres termes, cela signifie que les acteurs économiques doivent avoir confiance dans les banques centrales et dans la cohérence de leur politique pour que la monnaie puisse conserver sa valeur. « La principale limite de la BCE, dans ses actions en faveur du climat, c’est son mandat », avance le salarié de la BCE. « La BCE est une institution indépendante dans une société démocratique. L’indépendance de la banque centrale est une exception à la règle parce que la règle est que tout le monde doit être responsable devant le peuple» . « Seulement, quand tu es une exception, tu as besoin d’être extrêmement strict dans la façon d’exercer ton pouvoir parce que, si tu vas trop loin, tu risques de perdre la confiance de ceux qui ont fait de toi une exception », assène-t-il.
De nouvelles graines dans les rangs de la BCE ?
En quête d’idées innovantes, les banques nationales font appel à de plus jeunes recrues, davantage sensibles aux questions écologiques. « Depuis 2016, un mouvement vert a touché les postes d’économistes-chercheurs au sein de la Banque de France » explique le fonctionnaire de l’institution Marc. Formés à la recherche, ils doivent, a minima, avoir un bac+8 pour pouvoir pousser les portes de la banque. Cet ensemble d’économistes représente à peu près une centaine de personnes sur les quelques 9 000 salariés de la Banque de France. « Lors du processus de sélection des économistes-chercheurs, le comité chargé du recrutement regarde si, dans leurs CV et leurs recherches, ils se sont intéressés à la question du changement climatique », partage-t-il.
Si le mode de recrutement a changé, des mesures internes ont aussi été prises pour mettre tout le monde au vert. « On a une formation continue tout au long de notre carrière. Celle organisée avec la Fresque du Climat est devenue obligatoire » se souvient Marc. « On a aussi des formations en lien avec le climat et la stabilisation financière et pleins d’autres encore. » Ces mesures internes doivent, pour certains, encore prouver leur efficacité. « Je suis vraiment assez critique de l’approche par la sensibilisation. C’est une première brique qui est utile, mais ça ne doit vraiment pas être l’objectif final », assène une source interne. Après quelques secondes de réflexion, elle précise : « ce n’est pas faire une fresque du climat à tous les banquiers en Europe qui va nous faire prendre des décisions suffisamment ambitieuses. Je pense que ce n’est pas seulement une question de prise de conscience, c’est aussi le fait qu’ils ont intérêt à continuer à nier le problème et, on aura beau faire une fresque à tout le monde, a priori, ça ne va pas changer grand-chose. »
Le règne de l’omerta
Briser le silence qui entoure la question de la politique monétaire verte, n’est pas une mince affaire. Au sein des institutions, la communication est stricte. La crainte des banques nationales et de la BCE de voir une information fuiter, au risque de perdre la confiance des acteurs financiers, les pousse à réglementer les échanges avec l’extérieur. Concernant la question climatique, elle reste encore sensible. Dès qu’un doigt est posé dessus, les institutions se braquent. « Du fait du caractère sensible de certaines de ces questions, je suis au regret de vous annoncer que nous ne pouvons pas vous fournir de réponses », répond la Banque de Malte, sollicitée pour cette enquête.
Même si en interne, on tente de mettre en lumière les limites des objectifs de la BCE, la prise de risque est souvent trop grande. « Moi j’ai la chance d’être dans une position où je ne crains pas de m’exprimer librement. Ce n’est pas la même chose quand on travaille pour une banque centrale » déplore l’économiste spécialiste de la politique monétaire verte, Nicolas Dufrêne. « Plusieurs types de sanctions sont possibles : on peut par exemple te confier des missions inintéressantes, te bloquer dans tes avancements ou encore te soumettre à du stress. » Il constate amèrement « il y a beaucoup de discours, mais, pour l’instant, on n’en tire toujours rien. »
Pour lutter contre la crise de la dette européenne en 2010, Mario Draghi, le prédécesseur de Christine Lagarde à la tête de la BCE, avait déployé un dispositif dit non-conventionnel, appelé « quantitative easing ». Cette politique d’achats massifs d’actifs, estimée à plus de 80 milliards d’euros, est normalement proscrite. La crise climatique poussera-t-elle la BCE à prendre des mesures exceptionnelles et rapides pour investir dans un avenir qui lui est éloigné.
Lou Thuret
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des différents intervenants.