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Lutte contre le surendettement : un combat continu

En l’espace de dix ans, le nombre de dossiers de surendettement déposés à la Banque de France a été divisé par deux. Une baisse qui s’explique par un meilleur encadrement des crédits à la consommation et le développement de lieux d’accompagnement gratuits pour les personnes surendettées. Cependant, pour mesurer le niveau de surendettement les chiffres ne suffisent pas. Comme pour n’importe quels services sociaux, les personnes concernées ont du mal à demander de l’aide. Elles tentent d’abord de s’en sortir seules avant de faire appel à des associations. Ce phénomène de “non-recours” est devenu le cœur de la lutte contre le surendettement.

Dans une petite salle de l’association Bartholomé Masurel, Franck et Fabienne échangent des regards complices autour d’un café. Ces deux-là se connaissent depuis plus de quinze ans et les problèmes financiers de Franck ne les ont jamais empêchés de rigoler ensemble. L’association, située à Lille, propose une aide gratuite pour les personnes en difficultés financières. Les accompagnateurs peuvent aussi bien être amenés à donner des conseils pour gérer un budget, qu’à monter un dossier de surendettement auprès de la Banque de France. Ce dossier doit être préparé soigneusement, car il peut être une porte de sortie définitive du surendettement. L’institution peut décider d’un effacement total des dettes – la personne repart à zéro et les créanciers perdent toutes les sommes dues – ou d’un plan de remboursement figé dans le temps, avec le gel des taux d’intérêt.

Comme Franck, près de la moitié des personnes font appel à une aide extérieure pour préparer ce document. En 2023, 46% des personnes ayant déposé un dossier de surendettement étaient accompagnées d’un intervenant social, d’après la Banque de France. 

Sur les conseils d’une voisine, il se décide à pousser la porte de l’association Bartholomé Masurel où travaille Fabienne. Il est alors marié, il a deux enfants, ses petits boulots en intérim ne lui permettent pas d’offrir à sa famille la vie qu’il aimerait. Le couple s’endette essentiellement avec des crédits à la consommation, dont des crédits renouvelables. Ces derniers sont une réserve d’argent avec une grande liberté d’utilisation et des taux d’intérêt variables. “Je dépensais l’argent que je n’avais pas”, résume Franck. Très vite, leurs revenus ne permettent plus de payer les mensualités de leurs prêts. Avec les pénalités de remboursement et les frais de découvert bancaires, la spirale infernale du surendettement s’installe. La situation financière du couple se détériore à tel point qu’ils ne peuvent plus payer leurs charges courantes. “Je ne dormais plus, c’est comme si j’avais une épée de Damoclès en permanence sur la tête”, décrit Franck. Il s’est passé de longs mois avant que Fabienne l’aide à monter un dossier de surendettement à la Banque de France. Grâce à ça, le couple a bénéficié d’un plan de remboursement sur huit ans, avec le gel des taux d’intérêt de ses crédits, lui permettant de reprendre une vie normale. Jeanne Lazarus, sociologue spécialisée dans les usages de l’argent, a observé ce comportement dans ses recherches. “Les gens en difficulté financière ont tendance à se renfermer, ne plus ouvrir leur courrier. Ils se disent que leur problème est insurmontable et ils se laissent dériver pendant des mois.” 

Franck est encore très ému quand il parle du service que lui a rendu l’association. “C’était une bénédiction de les connaître, sans eux, je ne serais peut-être plus là aujourd’hui”, affirme-t-il. Depuis, les règles encadrant les crédits à la consommation et notamment les crédits renouvelables ont été durcies. Aujourd’hui, les personnes endettées à cause d’une accumulation de crédits sont devenues minoritaires.

Un cadre législatif protecteur

Deux lois (​​loi Lagarde en 2010 et loi Hamon en 2014) ont renforcé la protection des consommateurs des risques qu’ils prennent en souscrivant à des crédits à la consommation. Elles ont notamment permis une plus grande transparence des contrats. Au moment de la signature, les établissements de crédit doivent fournir une fiche d’information “précontractuelle” explicitant les modalités de remboursement, le coût total du prêt et les risques liés à un défaut de remboursement.

Avant d’accorder un crédit, les banquiers ont également l’obligation de consulter un fichier commun à tous les établissements bancaires, appelé fichier national des incidents de remboursement des crédits aux particuliers (FICP). Il recense les personnes ayant un retard dans le remboursement et celles qui ont déposé un dossier de surendettement. Cet arsenal de règles protectrices a permis de réduire de moitié le nombre annuel de dossiers déposés à la Banque de France (232 500 dossiers en 2011 à 113 000 en 2022). 

Le surendettement n’a pas disparu pour autant, les dossiers déposés ne comptabilisent qu’une partie des personnes très endettées. En partant du fichier national des incidents de remboursement des crédits aux particuliers, la Banque de France estimait à 586 000 le nombre de personnes surendettées en France métropolitaine. La preuve qu’il existe un phénomène de « non-recours » conséquent.

Les Points conseil budget, l’appui indispensable de la lutte contre le surendettement

Des associations comme Bartholomé Masurel à Lille, il en existe un peu partout en France. Depuis 2016, elles ont obtenu le nom de “Point conseil budget”. Un label créé par les pouvoirs publics pour soutenir les structures de lutte contre le surendettement. Ce réseau de Point conseil budget est composé d’associations comme Crésus, l’UNAF (Union nationale des associations familiales) et de CCAS (Centre communal d’action sociale). Le gouvernement les finance à hauteur de 15 000€ par an, à cela peuvent s’ajouter des subventions de la ville, du département ou de la région. 

Les accompagnateurs de Point conseil budget connaissent parfaitement les démarches à effectuer auprès de la Banque de France, les petites astuces pour maîtriser son budget, mais aussi les aides sociales dont une personne peut bénéficier. “II faut être à l’aise avec tous types de public et pouvoir les renseigner. Il faut en savoir un peu sur tout, comme un médecin généraliste”, explique Noémie Mondocca, accompagnatrice à Tourcoing.

Dans cette ville, le Point conseil budget est intégré au Centre communal d’action social (CCAS), plus de 60% des personnes accompagnées sont aux minimas sociaux. Quelques kilomètres plus loin, le constat de Fabienne est différent. Le public aidé par Bartholomé Masurel est “salarié à 50%, aux minimas sociaux 20% et à 15% retraités”. “L’objectif initial des Points conseil budget était de créer des espaces pour que les gens viennent parler d’argent librement, sans donner l’impression d’aller voir des services sociaux. Ces lieux s’adressaient à des gens plutôt de la classe moyenne fragile, mais ce n’est pas vraiment ça qu’il s’est passé”, observe Jeanne Lazarus, la sociologue de l’argent.

Le gouvernement soutient aujourd’hui un réseau de 500 Points conseil budget sur tout le territoire, mais encore faut-il que les principaux concernés s’y rendent.

“L’argent reste tabou dans notre société. Les gens se disent qu’ils vont y arriver, que c’est juste une mauvaise passe” 

Jeanne Lazarus, sociologue

L’enjeu est de taille, car l’argent reste un tabou dans notre société. “Les gens viennent nous voir quand ils sont pris à la gorge”, regrette Noémie Mondocca. Un avis partagé par l’ensemble des Points conseil budget contactés. “Ils se disent qu’ils vont y arriver, que c’est juste une mauvaise passe”, complète Fabienne. Et puis, il y a la peur d’être pointé du doigt, que quelqu’un les voit sortir de l’association. Jeanne Lazarus a également observé ce frein psychologique dans ses travaux. “S’adresser à une structure sociale est un pas supplémentaire qui est d’autant plus difficile à franchir quand on est salarié et qu’on a le sentiment de subvenir à ses besoins. C’est un aveu de difficultés qui est forcément douloureux”, analyse-t-elle. 

Des années plus tard, Franck a lui aussi été confronté à cette “barrière psychologique”. S’il revenait régulièrement à l’association pour donner des nouvelles, il n’a réussi que très récemment à parler de ses problèmes à Fabienne. Il sait pourtant qu’il peut compter sur le soutien sans faille de l’accompagnatrice. Quand il se sépare de sa femme en 2018, la situation financière de Franck se dégrade à nouveau. Il est alors salarié en CDI, mais même avec un travail plus stable, les ennuis reviennent. “J’avais besoin d’argent, je devais tout racheter : une voiture pour aller au boulot, des meubles, louer un appartement”. Franck emprunte alors 15 000€ à la Banque Postale avec des mensualités à 480€ par mois sur six ans. Sa confiance en son conseiller et son besoin immédiat d’argent font qu’il ne regarde pas assez attentivement les modalités du crédit. En gagnant 1 300€ par mois, il n’arrive pas à payer les mensualités et se retrouve à verser la moitié de son salaire dans le remboursement du prêt. Est-ce que le conseiller l’a mis sciemment dans la difficulté ou essayait-il de lui rendre service ? Quoi qu’il en soit, le cas de Franck prouve l’utilité des Points conseil budget.

“Quand on vient avec la personne, les banques savent qu’elles ne peuvent pas nous rouler dans la farine, on sert de garde-fous »

Noémie Mondocca, accompagnatrice au Point conseil budget de Tourcoing

Avec une parfaite maîtrise des règles qui encadrent les banques et les organismes de crédits, les accompagnateurs sont d’une aide précieuse pour faire valoir les droits des consommateurs. 

Prenons par exemple les frais d’incident bancaire liés aux incidents de paiement. Chaque banque détient une offre “client fragile”. Les frais appliqués par la banque ne peuvent pas dépasser 25€ par mois pendant trois mois, contre 80€ par mois en temps normal. Si la banque est libre de fixer le critère de ressource pour bénéficier de l’offre, elle est censée la proposer à tous ses clients correspondants à celui-ci. Dans les faits, “ils ne la proposent pas d’emblée, il faut la demander. Certains conseillers ne jouent pas le jeu. Si je ne l’avais pas réclamée, un monsieur bénéficiaire d’un minima social ne l’aurait pas eue”, affirme Noémie Mondocca. Elle ajoute, “quand on vient avec la personne, les banques savent qu’elles ne peuvent pas nous rouler dans la farine, on sert de garde-fous.”

Les créanciers entrent dans la partie

Pousser la porte d’un Point conseil budget n’étant pas facile, les acteurs de la lutte contre le surendettement ont cherché un moyen d’aller eux-mêmes à la rencontre des personnes en difficulté. L’année dernière, le gouvernement a souhaité renforcer la prévention du surendettement en lançant “Aide-Budget”. Un dispositif pour “faciliter la détection précoce des personnes avec difficultés financières, en mobilisant différents acteurs : les établissements bancaires, les énergéticiens et les bailleurs sociaux”, explique Hélène Tanguy, directrice des services aux particuliers à la Banque de France. Le système fonctionne ainsi : les créanciers et Points conseil budget déterminent ensemble comment ils proposeront un accompagnement budgétaire aux clients ayant des impayés. Les bailleurs sociaux ont choisi d’orienter eux-mêmes les résidents vers le Point conseil budget partenaire. Tandis que les énergéticiens (type EDF, fournisseur d’eau) transfèrent tous les mois la liste des impayés au Point conseil budget. Une liste qui peut parfois comporter plusieurs centaines de lignes. Pour que cette charge de travail supplémentaire soit gérable, Noémie Mondocca a dû mettre en place un filtre. “J’ai fait le choix de contacter celles qui ont déjà eu une aide ou sont déjà inscrites au Centre communal d’action sociale”, explique l’accompagnatrice à Tourcoing. Fabienne de l’association Bartholomé Masurel a décidé, “de ne pas appeler en dessous de 100 € d’impayé”. Pour cette nouvelle mission, le gouvernement verse 30 000 € aux structures participantes. Une enveloppe supplémentaire pour les aider à déployer le programme Aide-Budget. Même si le dispositif a été mis en place que très récemment (janvier 2023), la méthode la plus efficace est celle des énergéticiens. À Tourcoing, sur 100 personnes contactées par le Point conseil, 30 ont accepté un rendez-vous. Les deux accompagnatrices jugent le début du dispositif efficace, surtout dans le contexte actuel où “les prix de l’énergie et les loyers plantent le budget”, indique Fabienne.

L’impact non négligeable du contexte économique

L’équilibre financier d’une personne est fragile, un accident de la vie peut suffire à le faire basculer, sans oublier le contexte économique. Dans le conjoncture actuelle de hausse des prix, Fabienne rencontre de plus en plus de personnes ayant un emploi, mais dont le reste à vivre est trop faible pour tenir tout le mois. “Une dame est venue me voir parce qu’il lui reste 150€, une fois toutes ses charges payées. Comme ce n’est pas une histoire de gestion budget, je ne peux rien faire” déplore-t-elle. Une des conséquences de l’inflation observée par les Point conseil budget, est la dégradation de la qualité de vie de cette catégorie de travailleurs “pauvres”. “Les gens rognent les dépenses liées à l’alimentation, aux vêtements, ils vont aller vers des produits discount. On commence à voir des personnes qui chauffent moins ou plus du tout”, constate Noémie Mondocca. Les accompagnatrices redoutent l’évolution de la situation financière de ces salariés pour qui elles ne “peuvent rien”.

Alors que la politique publique pour lutter contre le surendettement se renforce, le gouvernement a tendance à diminuer les aides des plus modestes pour faire des économies (durcissement des règles du chômage, fin du bouclier tarifaire). À cette décision s’ajoute une conjoncture économique qui se dégrade, risquant de mettre à mal tous les efforts pour réduire le surendettement.

Léa Chapiro