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“On ne veut pas se faire bouffer” : la radiologie libérale, nouvelle cible des marchés financiers

Après la biologie médicale, c’est au tour de la radiologie d’attirer les actionnaires financiers. Si leurs investissements massifs permettent aux radiologues de moderniser leurs équipements et déléguer certaines tâches administratives, les logiques de rentabilité et d’efficience appliquées inquiètent professionnels et régulateurs quant au respect de la déontologie médicale.

“On ne veut pas se faire bouffer”. Le Dr Aymeric Rouchaud, radiopédiatre à Lyon, lutte pour une radiologie libérale indépendante depuis son entrée en internat, en 2017. C’est à cette même période que les fonds d’investissements commencent à s’intéresser de près au secteur de la radiologie.

Cette entrée des financiers dans le système de santé français a débuté au début des années 2000, par le rachat des laboratoires d’analyses médicales. Aujourd’hui, les médecins ont le recul nécessaire pour réagir : “On le voit aux concours, le métier de biologiste médical par exemple, auparavant très prisé, est devenu l’un des derniers choix des étudiants en médecine”, illustre le médecin. “Les biologistes ont été pris de court, nous, on a pu réagir très vite”, raconte-t-il. Entre 2010 et 2020, la biologie médicale privée a changé de modèle. Les petits laboratoires isolés ont été massivement rachetés par des groupes financiers. En 2022, plus des deux tiers du chiffre d’affaires de la biologie privée étaient détenus par seulement six grands groupes, si bien qu’aujourd’hui, les biologistes indépendants ne représentent que 25 % du secteur. Pour le radiologue, cette financiarisation du secteur explique largement le manque d’attractivité lié au métier de biologiste aujourd’hui, “les grands groupes sont en situation de quasi monopole, c’est devenu très difficile pour un jeune biologiste de créer son laboratoire seul”. 

Pour ne pas subir le même sort, Aymeric Rouchaud a cofondé le groupe Corail (Collectif pour une radiologie indépendante et libre), en 2022, alors même que le terme “financiarisation” commençait à circuler dans le monde de la radiologie. L’objectif du collectif est avant tout d’informer les jeunes radiologues des possibilités qui s’offrent à eux en sortie d’internat. Rejoindre des groupes déjà formés, dirigés par des chefs opérationnels non-médecins, ou s’associer et rester indépendants ? “Les financiers ont besoin de forces vives, en invitant les jeunes radiologues à s’associer entre eux plutôt que rejoindre ces groupes, on fait échouer la financiarisation”. A Lyon, où est né Corail, les jeunes sont si bien informés qu’aucun groupe n’a pu s’installer de manière pérenne. 

Quand les groupes financiers s’immiscent dans la santé 

Dans une note de Sciences Po Paris publiée en 2023, Daniel Benamouzig et Yann Bourgueil définissent la financiarisation de la santé comme un “processus par lequel des acteurs privés (…) capables d’investir de façon significative, entrent dans le secteur des soins avec comme finalité première de rémunérer le capital investi”. Les auteurs précisent la spécificité qui fait polémique dans la financiarisation : les investisseurs sont la plupart du temps de purs financiers, “non directement professionnels de santé”. On passe alors d’une logique de production industrielle, qui s’intéresse principalement à la qualité de la production, à une logique financière, avec un objectif premier de rentabilité.

Il y a deux façons d’être rentable : rester propriétaire de son cabinet et tirer des bénéfices de son activité, ou bien le capital-investissement (ou private equity), c’est-à-dire “investir dans des sociétés souvent non cotées en bourse, les développer en les réorganisant, et les revendre avec profit dans un délai de 3 à 5 ans”, explique Nicolas Da Silva, économiste de la santé à PSL-Dauphine. En radiologie, ça fonctionne très bien, car c’est une spécialité dans laquelle il faut faire de lourds investissements. Une machine à I.R.M (Imagerie par résonance magnétique) peut coûter jusqu’à un million d’euros en fonction des options, auxquels il faut ajouter les appareils à scanners, produits de contraste, ainsi que l’entretien des machines. “Un mec tout seul ne peut pas investir autant en sortie d’internat”, affirme le Dr Rouchaud,  “On doit se mettre en groupe ou intégrer un groupe existant dans lequel on achète des parts à des radiologues plus anciens”. Difficile cependant de faire concurrence aux groupes financiers, leurs propositions de rachat pouvant aller jusqu’à deux ou trois fois la valeur initiale des parts.

“Dans les déserts médicaux, les financiers sont parfois leur seule option”

Nicolas Da Silva, économiste

Pour s’implanter dans le secteur de la radiologie, les financiers n’approchent pas les jeunes diplômés. Leur cible privilégiée, “les radiologues quasi-retraités qui cherchent à vendre leurs parts au plus offrant” résume Nicolas Da Silva, “aussi dans les déserts médicaux, les financiers sont parfois leur seule option”. Une fois les parts cédées à des groupes privés adossés à des fonds d’investissement, les cabinets perdent leur indépendance. Si bien qu’aujourd’hui, 15 à 20% des cabinets de radiologie sont entre les mains d’acteurs purement financiers, selon la même note de Sciences Po. Par exemple, le réseau SIMAGO, l’un des financiers les plus importants en radiologie en France, a racheté en octobre 2023 les groupes GRIM et IRSEA, composés de 70 radiologues répartis entre Tours, La Rochelle et Niort. En sortie d’internat, les jeunes radiologues qui souhaiteraient s’y installer en libéral n’ont donc plus d’autre choix que rejoindre SIMAGO. Ce fonctionnement n’est pas propre aux soins de santé, mais à tous les secteurs économiques. La santé reste néanmoins un secteur particulier. Laisser le contrôle des soins et de la qualité des soins à des non-soignants, ça fait débat.

La santé, un secteur attractif mais singulier

Il y a 10 ans, les investissements consacrés à la santé s’élevaient à 1,9 milliards d’euros, selon l’association France Invest, qui accompagne plus d’une centaine de sociétés d’investissements dans l’Hexagone. Aujourd’hui, ces investissements ont plus que doublé et représentent 4,9 milliards d’euros, soit 20% des montants totaux investis en France. Vieillissement de la population et innovations technologiques en font un secteur sûr, rentable et pérenne pour les investisseurs. Cette coexistence entre financements publics et privés dans l’offre de soins n’est pas nouvelle en France, et n’a pas toujours posé problème.

La distinction entre hôpital public et clinique privée en France remonte au Moyen-âge. En 1970, la reconnaissance du secteur privé au cœur du système de santé français constitue une première vague de privatisation du soin. Les médecins deviennent entrepreneurs de leurs activités, s’occupent de leurs plannings, des recrutements et de l’administratif. Qu’il soit délivré dans une clinique à but non lucratif ou un hôpital, le soin est toujours soumis à la même législation. Mais depuis le début des années 2000, la santé est un secteur qui rapporte. Ainsi, avec la financiarisation, ce ne sont plus des médecins qui dirigent leurs activités, mais de purs financiers, qui souvent sortent d’écoles de commerce, et n’ont aucun lien avec le secteur sanitaire. Les syndicats de professionnels de santé comme la FNMR (Fédération Nationales des médecins radiologues) craignent que cette recherche d’efficience et de rentabilité prenne le pas sur la qualité du soin délivré au patient. 

Une crainte qui s’étend petit à petit. Le 10 avril 2024, le Conseil National de l’Ordre des Médecins accuse dans un communiqué les groupes financiers de remettre “en cause l’indépendance professionnelle des associés exerçants et d’orienter leur activité avec la lucrativité pour seule finalité, au détriment de la santé publique”.

Avoir les moyens de son ambition 

“Il faut se financer pour avoir les moyens de son ambition”. Alexandre Azouaou, directeur opérationnel du groupe IMDEV, voit la financiarisation comme une solution au sous-investissement chronique dans la médecine libérale. Pour son groupe national, IMDEV, fondé en 2019 à partir d’un regroupement de cabinets en Seine-Saint-Denis, il préférera parler de groupe financé, plutôt que financiarisé. IMDEV est ainsi financé par des capitaux privés, et de l’endettement auprès de deux investisseurs, la Banque publique d’investissement (financée par l’Etat et la Caisse de dépôts), et CAPZA, un fonds d’investissement français.

À l’image des autres groupes financiers qui investissent en radiologie, tels que Simago, France Imagerie Territoires ou Résonance Imagerie, IMDEV est une SEL, une Société d’exercice libérale (ici plus particulièrement une SELAS, une SEL par actions simplifiées). Cette forme juridique permet aux membres des professions libérales, comme les médecins, d’exercer leurs activités en association sous forme de sociétés de capitaux, et ainsi permettre à des banques ou fonds d’investissements, de les financer, et devenir actionnaires. La loi permet théoriquement aux médecins en SEL de conserver leur indépendance et le contrôle de leur société, en garantissant leur pouvoir de décision face aux actionnaires financiers. Ces obligations peuvent facilement être contournées en interne pour donner aux investisseurs le monopole opérationnel. “Plutôt que d’ouvrir un cabinet de radiologie, les radiologues vont exercer la radiologie dans les locaux appartenant à des non-professionnels de la médecine”, illustre l’économiste Nicolas Da Silva. Les financiers ne possèdent pas l’activité proprement médicale de la SEL, mais des activités annexes, comme l’immobilier par exemple.

 Ces opérations permettent aux financiers de partager le pouvoir décisionnaire des médecins, voire de les en priver. L’Ordre des médecins, dans son communiqué du 24 mars,  affirme rester attentifs à ces questions, et accentue depuis 2022 les formes de contrôles. Dès la rentrée 2024, des changements législatifs viseront à encadrer davantage l’exercice des professions libérales, et restreindre les actions des actionnaires.

Des médecins entrepreneurs 

“En indépendant, je passais plus de la moitié de mon temps de travail dans la gestion administrative”

Gilles, radiologue

“On accompagne les médecins dans certaines de leurs prérogatives, on ne leur enlève pas”, martèle le pdg de IMDEV. Ils sont deux à porter le projet. Lui, Alexandre Azouaou d’un point de vue opérationnel, et Frédéric Breittmayer, radiologue, qui a fondé le groupe à l’origine d’IMDEV il y a 35 ans. “Au siège, une équipe de près de 40 personnes appuie au quotidien les radiologues sur des sujets tels que les ressources humaines, la comptabilité, l’innovation, et même la protection des données, avec l’arrivée de l’IA. Des missions qui ne sont pas le cœur du métier de radiologue, c’est là, l’apport d’un grand groupe” explique Alexandre Azouaou.

La médecine libérale donne aux médecins un statut d’entrepreneur. Plus la spécialité requiert des investissements, plus la gestion est lourde, et prend du temps sur l’activité médicale. Pour certains, rejoindre un grand groupe financiarisé permet de déléguer certaines tâches plus administratives, et se concentrer sur les soins : “En indépendant, je passais plus de la moitié de mon temps de travail dans la gestion administrative”, déplore Gilles (le prénom a été modifié), radiologue dans le réseau Simago, à La Rochelle, “pour suivre au mieux mes patients, je devais faire des journées de plus de 12h, ce n’était plus possible”.  

Les acteurs financiers créent des réseaux en rachetant des cabinets de radiologie indépendants, pour les réorganiser et optimiser leur rentabilité. Mais le marché du soin est-il un marché comme les autres ? 

Objectifs de rentabilité et éthique médicale 

Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments (…)
Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain (…)
Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission (…)

Le Serment d’Hippocrate

Le Serment d’Hippocrate, même s’il n’a aujourd’hui aucune valeur juridique, est toujours considéré comme le fondement de la déontologie médicale. En France, seuls les médecins diplômés possèdent le droit d’exercer la médecine. “On ne veut pas être aux ordres de quelqu’un de non-médecin.” affirme le Dr Aymeric Rouchaud, co-fondateur de Corail, l’association des jeunes radiologues indépendants, ”c’est notre responsabilité qui est engagée en cas de mauvais soin, ou de complications”. La principale inquiétude à propos de la financiarisation de la santé, est le risque pour le patient. Une entreprise de santé produira-t-elle des soins d’aussi bonne qualité si elle est dirigée par des non-médecins ? 

“Ce ne sont pas des ordres explicites, mais plutôt une pression constante sur l’efficacité, qui nous pousse à enchaîner les soins” raconte Laure (le prénom a été modifié), radiologue récemment diplômée, exerçant dans un des groupes financiers précédemment nommés. “Honnêtement, au bout de 80 examens, je n’ai plus la concentration nécessaire, c’est là qu’on peut commettre des erreurs”, admet-elle. Pour Jean-Philippe Masson, président de la FNMR, cette injonction à la productivité est un danger pour le patient, “il y a des sociétés financières qui ne veulent plus faire de dépistages du cancer du sein, à La Rochelle pour ne citer qu’eux”.

Pour rationaliser les coûts, certains centres n’effectuent plus les examens de routines dont le rapport coûts/bénéfices est estimé trop faible. De la même manière, certaines économies d’échelle sont faites en centralisant les analyses. Les examens sont fait par des manipulateurs radio, puis envoyés dans des centres pour être analysés par des médecins à distance. Mais le délai entraîne une perte de chance pour le patient, “lorsque le médecin analyse la radio en direct, il peut réagir instantanément, et modifier l’examen pour éviter au patient de revenir s’il y a un problème”, confirme le Dr Masson, “on ne peut pas appliquer à la radiologie ce qu’on a fait à la biologie, et tout faire à distance”. Car un deuxième examen signifie un délai supplémentaire avant d’avoir un diagnostic, et parfois un deuxième passage sous les rayons X. “Les passages accumulés peuvent induire des complications à long terme, c’est pour ça qu’on fait en sorte de limiter les prescriptions au stricte nécessaire”, précise-t-il.

Ces dérives et pertes de chances reviennent dans plusieurs témoignages, mais, pour le directeur d’IMDEV, il ne faut pas les généraliser. “Oui des dérives existent, comme partout, mais c’est une fantaisie de penser qu’elles se limitent aux réseaux financés. Plus on est grand, plus on subit des contrôles, donc on a plutôt intérêt à respecter la déontologie médicale”. À l’inverse, Alexandre Azouaou estime que la financiarisation améliore avant tout la délivrance des soins. “La biologie a su répondre aux enjeux du covid parce qu’elle est devenue une machine industrielle capable de faire beaucoup de tests, dans un temps très restreint. Je ne pense pas que nous aurions été aussi efficaces avec des petites structures”.

Vers un capitalisme professionnel ?

La solution, pour les opposants à la financiarisation, c’est de se regrouper entre professionnels. “Il faut que les radiologues travaillent ensemble, les uns avec les autres”, confie Jean-Philippe Masson. Radiopédiatrie, radiologie ORL, digestive, ou encore fonctionnelle, la radiologie fonctionne par spécialités. En se regroupant en cabinets de 10 à 15 professionnels libéraux, les radiologues espèrent pouvoir représenter toutes ces spécialités pour une meilleure prise en charge des patients. Une solution encouragée par les jeunes radiologues indépendants, comme l’association Corail. “Ce modèle est vertueux car on prend des parts et on peut décider ensemble de comment on travaille”, précise Aymeric Rouchaud.

La radiopédiatrie fait partie des spécialités les moins rentables, car elle touche aux enfants.  “Mais il faut bien que quelqu’un soigne les enfants” poursuit le Dr Rouchaud, radiopédiatre, “certains examens durent longtemps, comme la cystographie (examen de la vessie) qui peut durer jusqu’à une heure, une heure durant laquelle on pourrait effectuer 6 radios du genoux, qui rapporteraient 10 fois plus. Mais comme mes associés sont des médecins, on ne va pas réfléchir avec cette logique. Si cet enfant a besoin d’une cystographie, on va lui faire”. Une forme de “capitalisme professionnel”, selon l’économiste Nicolas Da Silva, dans lequel les médecins tirent les rênes de leurs activités. C’est ce modèle que souhaitent développer les jeunes radiologues pour contrebalancer le capitalisme financier. Finalement, “ce qui semble inspirer la crainte, ce n’est pas tant que le système de santé soit capitaliste ou non, mais par quels capitalistes elles sont détenues”, conclut l’économiste.

« Il faut bien que quelqu’un soigne les enfants”

Association Corail

Alors que la financiarisation inquiète tour à tour les différentes spécialités médicales, le régulateur vient de s’en saisir. Depuis mars 2024, le Sénat a lancé des auditions et interrogera jusqu’au mois de juin les différents acteurs impliqués. Si l’Ordre des médecins souhaite mettre fin à la financiarisation en inscrivant son interdiction dans la loi, rien n’est encore sûr quant aux mesures qui seront prises par la commission, dont le rendu est attendu pour l’été.

Les sénateurs devront faire face à la série de questions posées par la financiarisation. L’enjeu général semble dépasser celui de la simple présence des groupes financiers dans le système de santé. C’est l’action de l’Assurance Maladie dans la coexistence des logiques publiques et privées dans le financement de la médecine de ville qui est questionnée. Et plus largement, la place du financement public dans l’économie de la santé. 

Enola Tissandié