La guerre en Ukraine a entraîné un changement de doctrine en France. En juin, Emmanuel Macron a invité l’industrie de défense française à entrer dans “une économie de guerre”. Un an plus tard, des obstacles persistent.
Des drones d’à peine quelques kilos capables de scruter une cible en silence à plusieurs centaines de mètres de distance : voilà ce que fabrique Eos Technologie, une entreprise créée en 2018. A Mérignac, près de Bordeaux, une dizaine d’employés travaillent à l’assemblage de drones d’observation à usage militaire. Leurs clients ? La France et des pays d’Afrique de l’Ouest. “Notre croissance est quasi-exponentielle. Les commandes se succèdent”, se félicite Nicolas Ritter, directeur général délégué d’Eos Technologie. La jeune entreprise produit 25 appareils par mois, remplissant sans problème son carnet de commandes. “Vu le contexte, on pourrait produire 20 fois plus et on arriverait quand-même à écouler notre production, sans problème ! On n’a pas de stocks car tout est immédiatement vendu”.
Le contexte actuel sourit à Nicolas Ritter et les siens : le conflit en Ukraine a montré l’efficacité des drones d’observation légers et simples d’utilisation. “Aujourd’hui on veut faire du matériel de guerre : c’est fini la joaillerie. Il faut s’adapter aux terrains d’opérations en réduisant au maximum l’empreinte logistique”, explique Nicolas Ritter.
L’avenir du drone est prometteur en France car le retard en matière de drones y est conséquent. “On a eu une certaine frilosité sur les munitions rodeuses [ndlr : aussi appelés drones kamikazes] pendant longtemps en France pour des questions éthiques”. Un retard que veut rattraper la Loi de Programmation Militaire 2024-2030 qui devrait allouer 5 milliards d’euros sur 6 ans pour l’achat de drones.
“Vu le contexte, on pourrait produire 20 fois plus et on arriverait quand-même à écouler notre production, sans problème !”
Nicolas Ritter, directeur général délégué d’Eos Technologie
Alors, à l’idée de répondre à des besoins plus importants, Nicolas Ritter expose les pistes : “On aimerait avoir un site de production beaucoup plus grand avec bien plus de salariés. Le processus est en cours, nous avons deux pistes : faire une levée de fonds ou s’associer avec un grand groupe industriel”, confiant au passage que des discussions sont en cours concernant cette seconde hypothèse.
Ce probable futur développement dans les prochaines années coïncide avec le retour en Europe de la guerre à haute intensité, c’est-à-dire entre deux nations dont les moyens sont pleinement engagés dans le conflit.
L’agression de la Russie par l’Ukraine a été un révélateur pour les armées françaises : les stocks sont à un niveau très faible, ce qui explique que les livraisons françaises à l’Ukraine sont plus faibles que celles des Pays-Bas, de la Suède ou du Danemark par exemple.
“Avec la fin de la Guerre Froide, la France est passée d’une logique de quantité à une logique de qualité”, explique Léo Péria-Peigné, chercheur à l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) et auteur d’un rapport sur les stocks militaires publié en décembre 2022.
Plusieurs raisons à ce changement : la fin de l’hypothèse d’une guerre de haute intensité en Europe avec la chute de l’URSS, la professionnalisation de l’armée et une baisse conséquente du budget alloué à la Défense.
“Économie de guerre”
Depuis la fin de la Guerre Froide, la BITD (Base Industrielle et Technologique de Défense) française s’est adaptée à la nature des opérations françaises : des conflits contre des groupes terroristes en Afghanistan ou au Sahel. Ces opérations ne nécessitent pas une masse de matériel aussi importante qu’une guerre de haute intensité. La masse, c’est la quantité de matériel en état de fonctionnement dont dispose une armée.
Au fil des années, l’armée française est devenue échantillonaire : tout est disponible mais en quantité limitée.
La BITD, qu’est-ce que c’est ?
Plus souvent désignée “industrie de défense”, la Base Industrielle de Technologie et de Défense regroupe 4 000 entreprises, de la PME au mastodonte à plusieurs milliers de salariés.
Il ne s’agit pas d’une organisation structurée et hiérarchique : la BITD est un terme pour désigner des entreprises. Leur point commun ? Leur importance stratégique car ils produisent du matériel militaire ou des éléments utilisés par les armées comme des médicaments ou du carburant. Le plus souvent, ces entreprises à but militaire ont aussi une activité à but civil. En France, la BITD regroupe 200 000 emplois directs et participe positivement à la balance commerciale grâce aux exportations, la France étant le 3ème pays à vendre le plus d’armes à l’étranger.
L’utilisation du terme d’ ”économie de guerre” par Emmanuel Macron ne fait pas l’unanimité.
Julien Malizard, économiste titulaire adjoint d’une chaire de Défense, préfère nuancer les propos du Président. “Le terme d’économie de guerre renvoie à la Première ou Deuxième Guerre mondiale. Cela se caractérise par un effort gigantesque dans la Défense car c’est alors essentiel pour la Nation. L’économie était planifiée pour des besoins importants et les moyens alloués à cette production étaient énormes. C’était 40 à 50% du PIB contre 2% aujourd’hui.”
Les déclarations d’Emmanuel Macron paraissent extrêmes, c’est que la France part de loin. “Ces 20 dernières années, les questions liées aux stocks et à la production n’étaient pas à l’ordre du jour. Les stocks étaient synonymes de mauvaise gestion et la production ne présentait pas autant d’intérêt que les enjeux de recherche et développement. Nous nous rendons compte aujourd’hui que la production a été délaissée”, admet-t-on du côté de la Direction Générale de l’Armement (DGA). “Notre outil industriel sort d’une longue période de paix au cours de laquelle on a surtout cherché à maintenir nos compétences et rentrer dans les budgets”.
“Ces 20 dernières années, les questions liées aux stocks et à la production n’étaient pas à l’ordre du jour. Les stocks étaient synonymes de mauvaise gestion”
Un analyste de la Direction Générale de l’Armement
Les freins au passage à “l’économie de guerre”
La guerre en Ukraine incite les entreprises de défense à augmenter leur production. Mais toutes sont-elles capables de monter en cadence ? Produire plus vite en plus grande quantité implique une chaîne de sous-traitance et une capacité d’approvisionnement réactives. Selon le type d’équipement, entre 30 et 70 % de la production provient des sous-traitants.
Dans un entretien accordé en février dernier, la DGA a rappelé sa vigilance sur ce point. “On travaille beaucoup sur les goulots d’étranglement. Sur nos entreprises, cela représente environ 4 % qui ne sont pas en capacité d’accélérer”.
Yves Traissac, à la tête d’Eurenco France, est témoin de ces difficultés. Son entreprise fabrique la poudre des canons Caesar. “On a des tensions sur notre chaîne de sous-traitance, composée de plusieurs centaines d’entreprises. Si on veut produire plus, il faut qu’eux aussi soient en mesure de suivre. Aujourd’hui, une dizaine d’entreprises est considérée comme “critique” et 4-5 matières premières sont à surveiller.”
Eurenco a relocalisé une partie de sa production de poudre de Suède à Bergerac, une opération à 60 millions d’euros. Dans le cadre de ce passage à une “économie de guerre”, les dépendances à l’étranger sont particulièrement surveillées. “Dans les années 1990, il y a eu une baisse drastique des besoins français en poudre, liés au contexte international. Décision a été prise de rationaliser au niveau européen et de les produire en Suède. Depuis quelques années, les stocks ont diminué alors que les risques ont augmenté. Donc les pays européens ont voulu reconstituer des stocks. La France s’est rendue compte de ses difficultés et d’une certaine incapacité car il y avait dépendance avec l’étranger”, explique Yves Traissac.
“Certaines dépendances à l’étranger sont acceptées”, reconnaît un analyste de la DGA. Le ministère des Armées rapporte que 7 projets de relocalisation ont été retenus, sans être en mesure pour l’instant de communiquer plus en détail : “La recréation d’une filière prend du temps et coûte de l’argent. On a un cadre budgétaire, il faut faire des choix sur ce qui est essentiel.”
Selon Raphaël Danino-Perraud, chercheur à l’IFRI, l’Union Européenne dépend à 97% d’approvisionnements extérieurs pour 27 matières premières jugées “critiques”.
Autre frein constaté par la Direction Générale de l’Armement à la montée en puissance, le manque de main d’œuvre. “Il y a une nécessité de rendre les métiers de la défense plus attractifs en mettant en avant l’intérêt, les valeurs mais surtout par le salaire. Il s’agit d’une problématique remontée massivement par les industriels.”
Parmi eux, Aresia, une entreprise basée dans le Nord, qui fabrique des bombes de plusieurs centaines de kilos. “Les recrutements demeurent difficiles. Il y a en particulier un défi pour notre industrie dont l’image a souffert pendant plusieurs années”, témoigne Bruno Berthet, PDG d’Aresia.
Le problème des investissements
Pour répondre à ces besoins nouveaux, il faut de l’argent. Problème, les banques françaises sont peu enclines à accorder des crédits à la BITD. Une problématique remontée par Christophe Plassard, député Horizons, auteur d’un rapport sur “l’économie de guerre”, publié en mars. “Il y a un grand problème pour l’accès au financement pour pas mal de PME ou ETI. A cause de la pression d’ONG notamment, les banques ont peur pour leur réputation”, explique-t-il. “Il y a deux ans, le rapport Thierot préconisait la nomination d’un référent Défense dans chaque banque. Je ne suis pas persuadé que ce soit le cas aujourd’hui. Résultat, les TPE et PME n’ont pas d’interlocuteurs qui maîtrisent les spécificités de la défense”, poursuit le député. La situation est suivie par le ministère des Armées qui fait part “d’un dialogue avec l’ensemble du réseau bancaire pour maintenir leur appétence à investir dans la Défense.”
Et quand ce n’est l’argent qui pose problème, c’est l’administratif qui peut poser problème. Lors de son audition à l’Assemblée Nationale, Emmanuel Chiva, délégué général à l’armement, a évoqué les leviers pour faciliter le travail des entreprises de défense. Parmi les pistes, “un objectif de réduction de la documentation de 20 %”.
Une aubaine pour les industriels qui sont nombreux à se plaindre des lourdeurs administratives. “On est submergé par la paperasse. Une analyse pour faire décoller un drone, c’est un dossier de 280 pages qui va mobiliser au moins deux personnes”, s’agace Nicolas Ritter, chez Eos Technologie. Même irritation pour Yves Traissac d’Eurenco : “Il y a des délais administratifs particulièrement longs. Par exemple, une étude d’un an pour étudier l’impact d’une usine sur la faune et la flore est compréhensible en temps de paix, mais pas aujourd’hui. Pour l’instant ces contraintes n’ont pas changé et font partie de ce qui nous empêche de produire plus aujourd’hui.”
Beaucoup d’obstacles à une production accrue que la Loi de Programmation Militaire (LPM) peine à régler.
Une Loi de Programmation Militaire à la hauteur des déclarations ?
La Défense française devrait disposer de 413 milliards d’euros sur 6 ans, dans le cadre de la LPM (2024-2030). Un chiffre record mais à nuancer : 30 milliards d’euros seront engloutis par l’inflation.
La Loi de Programmation Militaire est particulièrement attendue car elle donne aux industriels d’avoir des commandes. “Avoir de la visibilité permet d’investir, de recruter, de former, de convaincre les partenaires financiers”, explique Bruno Berthet, le PDG d’Aresia. Cette loi est essentielle pour les 4 000 industriels de la BITD. “L’Etat a un monopole dans le domaine de la défense, pour la commande nationale. Cette commande nationale, c’est en moyenne 75 % du chiffre d’affaires des industriels français”, avance Julien Malizard.
Mais la LPM ne devrait pas permettre aux armées françaises de retrouver de la masse d’équipements, principale problématique soulevée depuis le conflit en Ukraine. La faute à la Loi d’Augustine. Un théorème bien connu du monde de la Défense selon lequel le coût de production d’un équipement militaire augmente plus que les budgets alloués, à cause de la technologie qui y est de plus en plus intégrée. “Sur certains équipements, d’une génération à l’autre, les coûts unitaires sont multipliés par 2 ou 3”, explique l’économiste Julien Malizard.
“Sur certains équipements, d’une génération à l’autre, les coûts unitaires sont multipliés par 2 ou 3”
Julien Malizard, économiste titulaire adjoint de la Chaire Economie de Défense
Si les budgets augmentent, ils n’augmentent pas aussi vite que les besoins technologiques et la nécessité de reconstituer des stocks. Les victimes de cette loi d’Augustine sont nombreuses. La LPM votée en 2018 prévoyait 169 hélicoptères Guépard à horizon 2030. Finalement, seulement 20 exemplaires devraient être livrés selon la LPM votée cette année. “Il y a un hiatus entre une forte volonté politique et en pratique un carnet de commandes. C’est une loi ambitieuse dans le budget mais pas dans les commandes”, complète Julien Malizard.
L’objectif de retrouver de la masse est confronté aux ambitions technologiques. “Il y a un équilibre à trouver entre la rusticité, la masse, la production et la préparation aux technologies de demain”, ambitionne-t-on du côté de la DGA. Qui dit masse dit rusticité, un adage adopté chez Eos Technologie : “On crée des drones qui s’adaptent aux terrains d’opération : on essaye de réduire l’empreinte logistique au maximum. Grosso modo on doit mettre un drone sur un pick-up.”
Eos Technologie fabrique des drones d’observation de seulement quelques kilos. Des modèles qui ont fait leur preuve sur le terrain ces dernières années. Crédits : @Eos Technologie
En attendant, le constat est sans appel : l’armée française est dépouillée. Reconstituer des stocks prendra des années, le temps pour la France de s’adapter à un contexte international instable et moins prévisible.
Pour assurer sa sécurité, la France peut compter sur sa dissuasion nucléaire. Une assurance-vie à plus de 50 milliards d’euros ces 6 prochaines années.